Editorial d'Avril 2016

Nos médecins et moi

Pourquoi « nos » et pas « mes » !? Parce que du temps où j'étais entourée de ma petite famille, c'était toujours « nos », et pas « mes ». Nous en avions eu de toutes les sortes, des médecins. On les aimait tous, à l'époque. Du temps où ils avaient encore le temps  de « montrer qu'ils avaient le temps ». Mon mari parvenait toujours à les faire glousser en leur demandant, périodiquement, d'un air inspiré : »Alors, Docteur, quand serez-vous enfin parvenu à remplir tout le cimetière !? Pourquoi « des » médecins plutôt qu'un seul !? On en prenait un seul à la fois. Mais, au fur et à mesure de nos déménagements, ou de leur départ à la retraite, nous les avions  successivement  remplacés. Ils avaient chacun leur particularité. L'un, à Thionville, c'était le Dr H. On prononçait « le Dr H » avec une sorte de respect reconnaissant. Du 1er coup, il comprenait chaque fois de quelle maladie il s'agissait, et il me jetait un petit clin d'oeil paternel et rassurant, au moment de prendre congé du cercle familial, à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit. Je l'en récompensais d'un sourire tremblotant, un peu contraint, pendant que les mômes (ceux qui n'étaient pas trop malades) chantaient, criaient, riaient, et se tapait dessus.

 

Il fut remplacé par le Dr L, pour cause de mort. Le Dr H avait au moins trente ans de plus que moi. Il m'aimait bien,  ça se voyait. Même, on peut le dire, un peu plus que bien. Moi aussi je l'aimais bien. Juste bien. C'était moche, quand même, qu'il s'en soit allé comme ça, d'un jour à l'autre. Pour raison de cancer, parait-il.

Le Dr L fut rapidement adopté. Il décela, chez mon mari, un diabète gras qu'il essaya de combattre de toutes ses forces vives. A telle enseigne qu'il rédigea pour mon mari l'ordonnance suivante :

« Une tablette d'Amincil le matin, une tablette d'Amincil le soir, et entre temps un coupe-faim dont le nom commençait par un P. Chaque tablette ressemblait pour l'aspect et pour la grandeur à un bouillon cube. C'était le seul aliment qu'il avait le droit d'absorber. Mon mari entrepris sa cure, sans jamais plus avoir faim, un sourire d'ange flottant perpétuellement sur ses lèvres de martyr. Une certaine nuit (au bout d'un mois environ...) il me réveilla, et sans préambule me déclara : »je ne t'aime plus ».

Du coup je lui interdis formellement de poursuivre sa cure débile, et tout rentra dans l'ordre. Sauf le diabète, bien sûr. Mais je rassure tout le monde : à l'époque il avait 33 ans – et il décéda à l'âge de 87 ans, et point du diabète ni non plus de séquelles qu'il eut la chance de n'avoir jamais.

 

Le Dr L nous accompagna encore pendant un petit bout de chemin. Comme nous avions déménagé pour habiter dans un superchalet où enfin l'espace permettait à chacun de respirer plus librement, nous prîmes, à la suite, le Dr S, à quelques années de sa retraite. Nous n'eûmes jamais à nous en plaindre. C'était le bon grand-papa qui savait, presqu'avant d'entrer dans la chambre du malade, de quoi il retournait. En ce temps-là, pas encore de longs examens de labo : il tâtait par ci, tirait par là, rassurait tout le monde, et s'en allait non sans avoir interrogé celui-là sur ses résultats scolaires, et félicité la benjamine sur ses mollets d'athlète débarqué tout droit de Russie.

 

Rien n'étant éternel, le Dr S ne le fut pas non plus, et s'en fut, quelque temps plus tard, prendre une retraite bien méritée. Il fut remplacé par le Dr A, aux allures de jeune premier. Nous lui pardonnâmes assez volontiers son relatif manque d'expérience, d'autant plus que son œil à la prunelle bleu d'azur parsemait de mille étoiles un chemin tout tracé qu'il parcourait, joyeux, et bien droit dans ses bottes. Il fut le seul qui réussit à me faire obéir à cette interdiction : m'abstenir de fumer, en sa présence (à cette époque lointaine j'étais addict).

 

Comme beaucoup d'autres médecins, il n'était guère sensibilisé aux effets secondaires des anti-inflammatoires, et d'autant plus que les labos, déjà à l'époque, ne mentionnaient les désastres de certains effets secondaires que du bout des lèvres, et d'une écriture si petite sur leur notice que seuls les masos s'armaient d'une loupe pour déchiffrer. Mon fils aîné avait développé des petits boutons de chaleur l'été, en camping . Il prit « un certain anti-inflammatoire » prescrit, lequel, sur la notice ne portait aucun avertissement concernant des crises d'angoisse. Dix ans plus tard, le Vidal les signalait, avec le bémol suivant : « Dans des cas rares ». Pourtant, dans mon quartier, un certain nombre de personnes souffraient régulièrement de crises d'angoisse, et une petite enquête avait permis que j'apprenne qu'ils prenaient, eux aussi, ce même anti-inflammatoire. Je n'étais pas une obsédée des enquêtes (pas encore)... Mais je souhaitais savoir, quand même. Parce que, depuis, mon fils aîné nous a quittés. Et mon 2è fils nous a quittés aussi. Lui prenait des psychotropes. Je n'en veux pas spécialement aux médecins. Ni aux anciens, ni aux nouveaux. Ce sont les instruments d'un système qui mériterait d'être légèrement amélioré. Et puis, ils sauvent réellement, des vies, entretemps, aussi. Dommage qu'ils aient de moins en moins le temps pour discuter avec leur patient du mode de vie requis pour se bien porter. Tout ça se fait à présent par écrit : sur les brochures, dans les journaux spécialisés – et même dans les journaux ordinaires.  Tout un chacun qui sait lire n'a plus le droit d'ignorer qu'il convient d'absorber : 5 fruits-légumes par jour –  un max d'omégas 3 – des céréales  au petit déj - de parcourir à pieds 2 km p/j, ou au moins 3 fois par semaine – de boire passablement – (de l'eau) – et de bouger entre temps – en évitant de rapprocher de trop près et trop longtemps le portable de son oreille.

 

A part ça, après notre 3è déménagement, nous quittâmes l'énergique et gentil Dr A, pour nous installer à la campagne, où lui même avait refusé de nous suivre. Nous eûmes la chance d'y faire connaissance avec le bon Dr V, lequel, par malchance, nous quitta, quelques années plus tard, pour raison de retraite bien méritée. La santé de mon époux se dégradant, nous fîmes l'expérience de plusieurs médecins successifs, dont le séjour chez nous fut assez bref, chaque fois. L'une (une femme) nous quitta en claquant la porte, et, pour les autres, c'était moi qui nous barricadait discrètement, face à une avalanche de prescriptions dont le volume et la diversité finirent par me faire craindre le pire ! Sans compter les conseils de vie du genre : »votre mari, adulte, doit se débrouiller par lui-même », alors qu'il était atteint de cécité, et d'une maladie rare, et grave : »la paralysie supra-nucléaire progressive »...mais on ne le savait pas encore. Enfin, nous eûmes la chance de dénicher le Dr P, lequel géra cela au mieux, pendant de longues années. Il ne m'aimait pas beaucoup. J'avais l'esprit trop critique. Mais le problème n'était pas d'être aimée ou non.

 

Je fus obligée de me passer des services de ce bon médecin (mon mari n'était plus en état d'exprimer un choix...), lorsque, atteinte moi-même d'un cancer du colon, la nécessité pour moi de jouir d'un moral  d'acier, afin de pouvoir m'occuper de deux malades à la fois : mon époux et moi-même – apparut. Le Dr P, par sa compassion trop affichée, risquait de détruire ce moral nécessaire.

 

Un peu de chance, dans la vie, c'est bien utile : j'eus la chance de dénicher le Dr N, entre beaucoup d'autres !

Lequel vint, de longues années durant, accomplir, chez nous, sa tâche difficile, sur un petit ton léger, afin de n'affoler personne. Répondant à mes questions, parfois nombreuses, avec pertinence. Beau joueur. Jamais agacé, en apparence.

Au bout de 20 ans de cécité – et de 10 années de paralysie et de nutrition artificielle, mon mari, ce martyr, nous quitta, lui aussi – heureusement, dans son extrême malheur, il avait eu le bonheur de m'avoir – je suis heureuse qu'il ait eu au moins ce bonheur pendant sa descente aux enfers.

 

Moi-même ? Eh bien je survis toujours. Je me rends régulièrement chez notre ancien Dr N. Devenu à présent « MON » docteur. Depuis, il m'aime mieux. Il avait toujours cru que je ne le prenais que par devoir. Ou pour céder à une certaine facilité. En fait, je faisais appel à lui pour ses qualités ! On ne peut pas faire survivre un homme aussi gravement atteint que le mien en « embauchant » un médecin qui n'a pas les qualités requises !

 

Mais c'est vrai que je déteste programmer un RV chez le médecin...quitte à reporter aux calandres

grecques... Tout dernièrement, nous avons néanmoins eu le plaisir de nous revoir : j'allais manquer cruellement de certains médicaments (le minimum vital...). Alors, je m'étais décidée à « la corvée » :

« vous refusez toujours la prescription de DHEA, lui demandai-je, mi-perfide, mi-rieuse ? » Ah oui, répondit-il, sérieux, mais en riant.

Tant pis...il faudrait, à nouveau, « que je me débrouille » par mes propres moyens...

C'est la seule petite ombre au tableau, dans nos relations.

Cher Dr N...probablement le dernier de la liste...

A moins d'un autre déménagement !?