Editorial de Février 2016

Smartphone, courriels, et autres joyeusetés ou encore: Rêvez, d'une part – mais oeuvrez – d'autre part.

Je dois dire que l'addiction a atteint un degré de gravité exceptionnel. Perso, je n'utilise ni mobiles, ni smartphones d'aucune sorte, mais mon premier geste, en rentrant, c'est tout de même de consulter ma boîte mail.

Lors d'un court séjour à l'hosto, quelques amies étaient venues ensemble me rendre visite. L'une d'elles tapota avec tant d'énergie sur son mobile, qu'écoeurée, je lui signalai, aussi gentiment que possible : « s'il ne s'agissait pas de TOI, précisément, tu dois savoir que je le prendrais très mal »...Effarement de l'amie qui ne comprenait pas qu'il faut savoir faire un choix entre ses interlocuteurs, et ne pas avoir un pied dans une réalité, pendant que l'autre face de soi-même est ailleurs. « C'est extrêmement discourtois », écrit, précisément, un psychologue bien connu, dans le magazine Fémina de cette semaine.

Bon, les textos, c'est pas vraiment mon truc. J'aime trop ciseler mes phrases pour me contenter de cet ersatz.

 

Le danger, avec tous ces courriels-textos-écriture-de-toutes-formes-et-en-tous-genres, c'est de vivre dans une autre réalité que celle du plancher des vaches. Un vrai danger, justement parce que c'est aussi un plaisir aigu. En fait, le plaisir de tous les écrivains, qui se coupent du monde. Et de tous les accros aux smartphones et textos, avec ou sans la fibre du beau style. Un peu comme si on se mariait un millier de fois par correspondance.

 

Je me souviendrai toujours de ce fameux roman d'Amélie Nothomp qui contait au lecteur sa fameuse aventure, avec un lointain correspondant, militaire si je ne me trompe. Elle avait pris le train, très émue, pour, enfin, le rencontrer une première fois, et, à l'arrivée, reprit le train en sens inverse, en refusant intimement que son beau rêve ne s 'écroule. Sans avoir vu cet homme. Afin que le sentiment qu'elle s'en était fabriqué, à partir de mots, et de fantasmes, n'implose pas en milliard de débris, sous l'effet du choc frontal de ses rêves, et d'une réalité plate.

 

Il y a  longtemps de cela, du temps où j'étais, comme on dit « une femme active », j'avais établi une correspondance assidue avec un partenaire de travail, par courriels. Au fur et à mesure que les mois et les années passaient, je prenais de plus en plus conscience du côté factice de ce qui ressemblait pourtant beaucoup à une amitié forte. Qui se suggérait, dans un post scriptum, une petite phrase qui s 'échappait, deci-delà. Amitié réciproque soumise à aucune règle ni contrainte autres que celle de s'auto-entretenir, par courriels interposés. C'est ce que l'on appelle « le rêve éveillé ». L'on a besoin du rêve, en dormant, et aussi tout éveillé. Le danger, c'est de croire qu'il puisse devenir LA REALITE. D'essayer de le forcer à devenir réalité. Un jour, j'étais tombée à pieds joints dans cette erreur stratégique ! On a tendance à croire que les erreurs sont des choses négatives, mais c'est faux ! Chaque erreur, chaque errance, a ceci de bien, qu'elle vous enrichit, et vous fait corriger le cap.  Depuis, j'avais corrigé  le cap, mais, selon la formule consacrée : on ne fait pas d'omelette sans casser des œufs.

 

Notre correspondance, ensuite, s'était poursuivie, pour le travail. Elle avait toujours eu lieu, d'ailleurs, et d'abord, pour le travail.

Mais elle s'était poursuivie, trop longtemps, en guettant les post-scriptum.

 

Ensuite, il n'y eut plus de post scriptum. Plus de superflu.  Passé le stade de la fureur, induite par une omelette un peu trop dégoulinante où bon lui semblait, nos termes avaient fini par se départir d'une certaine outrance, par s'épurer, se  décanter de leurs  fioritures. Nous réceptionnions ensuite nos mails comme deux drogués recevant, à la place de la piqure bienfaisante, un verre d'eau et du pain sec. Ce n'était pas du tout agréable au goût. Mais ô combien salutaire. Car nous étions enfin dans le vrai. Dans une réalité peu emballante, mais les deux pieds par terre. Sur un plancher des vaches rassurant, où aucune bise lénifiante ne pouvait plus se transformer en coup de sabot agacé.

 

 Se plonger dans cette réalité plate, c'est comme se plonger dans l'eau froide. C'est choquant, mais revigorant.

 

A noter : je n'ai rien contre le rêve tout éveillé. Au contraire, je dirais. Mais le piège – j'y reviens – c'est de s'acharner à essayer de le transformer en réalité. Il guette au passage tous les smartphoneurs (euses), maileurs (euses) et téléphoneurs (euses) en tous genres. Que ce soit dans le genre argotique ou distingué. Qu'il s'agisse des ados, des « un peu plus vieux », ou des « beaucoup plus vieux » Se tromper de plans, dans l'espace. Se tromper de vie, de circonstances.

 

C'est quoi, la réalité, pour moi ? Quelque chose de très simple. De pas du tout embrouillé ainsi que les philosophes et analystes aiment le présenter. D'abord, c'est un mot inventé par l'homme, c'est ce qui aurait une existence propre, indépendamment de la conception que chacun s'en fait. Je peux juste évoquer « Ma » réalité. « La » réalité, elle m'échappe. Puisque, précisément, par construction du mot, elle a son existence propre, indépendamment de la conception que je peux en avoir.

 

Alors, la mienne, c'est quoi, pour l'opposer « au rêve » ? Oh, ce n'est pas « qu'un triste plancher des vaches ». Heureusement pas. Il s'agit d'une succession d'instant de vie, et merveilleux parce qu'ils sont « La Vie ».

 

Je vous raconte « Ma réalité de ce jour ». Pour l'opposer aux rêves des smarts et courriels en tous genre :

 

Il y avait une dame fort âgée qui était restée, à l'EHPAD « les Séquoïas », dans notre salle de travail, après les autres. Elle était venue très en retard, parce que personne ne lui avait encore enfilé ses bas spéciaux (de contention). Elle les tenait toujours solidement plaqués contre le guidon de son déambulateur. Elle avançait ainsi, prudemment, par petits pas. Avec un dispositif d'alimentation en oxygène entrant par un bout dans ses narines, et aboutissant à une bouteille protégée dans le panier « prévu pour ». Ce qui me frappait toujours chez cette dame, c'était son air tout empli d'une sérénité un peu souriante et  résignée, d'une sorte d'amour du monde et des gens. Une expression qui, toujours, signifiait : « peu importe que je sois là, avec mes chaussettes dans la main, mes pieds nus, mon déambulateur auquel je me cramponne, peu importe, puisque je suis là, et vous aussi ! Peu importe que j'arrive avec tant de retard, puisque vous êtes là, et que je suis avec vous ! »

 

Je lui saisis la main que je serrais de toutes mes forces. Je lui caressais les épaules. Et je lui dit : « Jeanne, au revoir » ! (C'est presque son vrai prénom...) Et je plaçais un baiser avec mes trois doigts sur sa joue. Elle me contemplait avec  reconnaissance. Alors je n'y tins plus, et je l'embrassais vraiment. J'avais le rhume (encore une fois), mais tant pis : je l'embrassais vraiment. Et, n'y tenant plus, je lui serrais la main tout fort et lui avouai : »je vous aime bien. Vraiment bien ! »

 Alors, elle lâcha son déambulateur, saisit ma main dans les deux siennes, la porta sur son cœur, et me dit, bouleversée : « Merci de m'aimer ! Oh, mille fois merci » ! J'avais envie de pleurer comme une gosse. Cette femme, en si grand manque d'amour, qui, si elle l'avait pu, se serait mise à genoux, à mes pieds, pour me remercier « de l'aimer bien » ! Qui avait compris, aussi, à un petit tremblotement de ma voix, que je l'aimais  plus que simplement  « bien ».

 

Il y eut un grand silence, et puis elle me confia : « Ma vie fut très dure, vous savez ! » Je l'encourageais à poursuivre, par mon silence.

 

« J'ai perdu deux de mes enfants, ajouta-t-elle, alors. Personne ne peut savoir l'effet que ça fait vraiment de perdre ses enfants, Madame, lorsqu'on n'est pas passé par-là ! »

 

Je lui serrais la main, à nouveau.

 

Oui, personne ne sait. Moi, je savais. Cette souffrance-là, elle créé une solidarité naturelle. Nous formons une caste à part, nous, les mères amputées. A mon avis, on doit se reconnaître. Avec quelque chose de particulier qui tremblote, au fond de la prunelle. Un peu comme une flammèche, sur la tombe du soldat inconnu.

 

Ma réalité à moi, ce sont ces instants-là, extraits de la vraie vie. Ceux-là que l'on ne vit jamais dans un texto ou dans un courriel. Ces derniers supports font partie du monde des rêves. Quelles qu'en soient les formulations, ne jamais oublier qu'ils ne sont pas « la vraie vie ». Que les informations qu'ils contiennent, mises à part leur côté strictement utilitaires, ne sont que le reflet de l'humeur du moment de la personne qui vous les fournies, et que vous n'êtes, en aucun cas, indispensable à votre interlocuteur (masculin ou féminin), sinon, il serait à vos côtés, au lieu d'être « au bout de la chaîne de vos rêves » !

Conclusion : continuez à rêver tout éveillé – c'est agréable – mais soyez toujours très conscient « de rêver » - et de devoir oeuvrer efficacement, par ailleurs ! L'oreille droite accrochée à votre mobile, ne perdez pas de vue que l'oreille gauche est sourde à toutes les informations de la vraie vie qui s'agite et bourdonne autour de vous. Les doigts sur le clavier de votre ordi ou smartphone, sachez que, trop souvent, ils ne font rien d'autre que de s'agiter pour le plaisir de le faire. Pourquoi pas – du moment que c'est un plaisir ! Et si, en passant, ils créent œuvre utile, en-même temps, ce n'est pas plus mal. Mais n'oubliez pas la vraie vie. Les vraies présences. Celles qui permettent que vous soyez « un vrai humain ». Sur ce, mes doigts vont quitter mon agréable clavier pour aller ouvrir la porte à mon chien, qui attend mon bon vouloir pour aller – enfin – jouer dans de la vraie neige.

 

Simone

 

P.S. Dans le journal Fémina (partenaire du RL), de la semaine du 1 au 7 février 2016, Nadine Coll signe un article « Et si on se redisait Allô » où l'accent est mis sur la perte de qualités des échanges humains par courriels interposés...Télépathie !? Car ce présent Edito a été écrit avant la parution de l'article...