Comment Marthe a arrêté de fumer

J'avais commencé du temps des GI. J'avais 13 ans à l'époque, et personne ne voulait me considérer comme une femme. J'étais bien trop jeune pour qu'on me prenne au sérieux. Alors, je roulais comiquement un œil qui se voulait de braise, et réclamait «a zigaret, please ! », ainsi qu'on me l'avait appris. Je ne puis dire que ce fut bon – c'était juste « fumable », mais il fallait bien que je m'émancipe...

 

Ensuite je me mis à piquer dans les paquets que mon père disséminait un peu partout : dans ses nombreuses poches, et dans divers tiroirs. Prudente, je ne piochais pas que dans le même paquet, mais essayais d'équilibrer mes larcins, en « picorant », ci et là.

 

Je préférais quand même le tabac brun à celui, trop parfumé, des GI...Je préférais les gitanes aux gauloises. Plus distinguées, je trouvais. Mais, faute de mieux, je passai aussi aux celtiques, occasionnellement aussi aux cigarillos, et parfois à la pipe, mon père laissant également traîner ses pipes dans tous les coins. La pipe, franchement, c'était plutôt énervant, il fallait faire gaffe, on aurait dit que c'était son fourneau qui commandait votre débit, alors qu'avec la cigarette c'était plus simple, on pouvait têter ça comme on voulait.On pouvait aussi se les rouler soi-même, mais je n'étais pas très douée, et celles sortant du paquet me semblaient plus sérieuses que celles, vaguement bossues et poreuses,  et particulièrement puantes, qui étaient le résultat des contorsions laborieuses de mes 10 doigts.

Mes larcins ne suffisant pas vraiment à satisfaire mon appétit, pendant les transports en commun qui m'amenaient sur mon lieu de travail – eh bien, entre habitués, ma foi, on s'entre'aidaient, si bien que je parvenais encore à satisfaire mes besoins, forcément modestes. Et je ne disposais d'aucun argent pour m'en acheter, ou pour rembourser les avances des copains-copines, car mon père, très macho, ne me laissait rien ! Chose que je me gardais bien de crier sur les toits, je préférais fumer la pipe en public que d'avouer d'être fauchée.

 

Un jour, je me mariai. Et vraiment par amour. Et pas du tout pour échapper au machisme paternel. J'eus beaucoup de chance. Car un jour ou l'autre, j'aurais bien fini par fuir pour échapper à cette emprise abusive !Avec amour – ou sans !

 

Et je continuais allègrement à fumer, mais  à présent me bornant aux gauloises et gitanes, une dizaine par jour, quantité réduite lors de mes grossesses. Aujourd'hui, j'ai honte d'avoir empoisonné ma famille avec cette saleté ! Avoir délibérément occulté les nuages de fumée qui enveloppaient mes bébés !  Jamais pensé une seconde que cela pouvait empoisonner qui que ce soit. Non ! Mon père, symbole de la virilité, carburait au tabac. Cela devait être ainsi. Il avait séduit de nombreuses femmes, rien qu'avec ses volutes de fumée bleue. C'était la preuve que cela en aucun cas ne pouvait faire de mal à quiconque !

 

Pourtant, à plusieurs reprises, j'avais tenté de stopper ça. Pour faire plaisir à mon mari. Et puis aussi parce que mon nez, ma gorge, et mes bronches, parfois, souffraient visiblement. Tout mon rhinopharynx était sensible. Les picotements, laryngites, pharyngites et bronchites, revenaient souvent. Alors, périodiquement, je flanquais théâtralement le paquet de gauloises dans la chaudière à charbon, et méchamment le contemplais, en train de se consumer dans les flammes de l'enfer. C'était sa place, en enfer ! Le tabac, c'était le diable. Et je ne l'avais compris qu'un peu tard. Par trop tard... car on verrait ce qu'on verrait. Parfois, dès le lendemain, je courais m'acheter mon paquet  chez le buraliste habituel. Parfois je l'endurais quelques jours. Une fois, très honteuse d'avoir encore rechuté, après m'être officiellement vantée d'avoir « définitivement cessé ça » … lâchement, je cachais mes paquets sous des piles de linge, pour ne jamais me trouver en manque – et vite, quand j'étais seule, hop... Il y avait dans cette façon de procéder, quand même, du positif, car cela réduisait forcément ma consommation à la portion congrue – je n'étais pas – pas toujours – seule – j'avais une vie de famille – et si – au boulot – je disposais d'une certaine liberté – loin d'être totale, d'ailleurs – à la maison, il me fallait totalement assumer officiellement mon rôle choisi de non-fumeuse.

 

Un événement, dans ma vie, vint perturber ce statu-quo : j'annonçais alors officiellement que j'allais refumer – et me mis à fumer « comme un pompier », aux yeux de tous! Quelques années encore.

 

Un jour, je lus une annonce « pour s'arrêter de fumer ». L'auteur y décrivait exactement ce qu'était ma vie : les glaires qui gargouillaient dans la gorge, dès le lever, les cigarettes qu'on n'avait même plus vraiment envie de fumer, et qu'on jetait au loin, dégoûté, après en avoir tiré 3 bouffées, la bouche qui ne connaissait plus qu'une odeur, absolument dégoûtante, celle du goudron ! La conviction qui vous animait que «c'était fondamentalement écoeurant, totalement pernicieux et con », et que par connerie, et habitude de vie, on se livrait là à une gestuelle effarante, une sorte de rituel , où le simple frottement de l'allumette sur le grattoir ouvrait le sabbat, vous faisait frémir,  dans l'expectative d'une nouvelle bouffée bleutée dont vous n'étiez – ô comble – même plus  convaincue qu'elle ne soit pas totalement puante.

 

Et en même temps ma gorge qui se serrait, au rythme de mes artères qui pulsaient, tout près. Et les gens qui tombaient, autour de moi, comme des mouches. Atteints de cancer. Et mon père qui, esclave du tabac, se retrouvait à l'hôpital, avec un verdict sévère, et moi, qui les rallumais, sitôt éteintes.

 

Non, cela, c'était vraiment tomber trop bas dans l'esclavage... Alors, terriblement en colère contre moi-même, j'eus, cette fois, la chance d'une sorte de flash salvateur qui arriva sans du tout que je ne m'y attende :Un collègue, au  boulot, m'offrit ce jour-là une cigarette, et, une fraction de seconde, machinalement, j'allais l'accepter. Alors je vis dans l'oeil du collège une petite lueur amusée.

Et là, on me croira si on veut, mais c'est cette lueur amusée qui m'asséna la gifle que je méritais. Que personne, jamais, ne m'avait donnée, et qui me remit la tête à l'endroit !

Etre mollassonne, comme je l'avais été, esclave, pieds et poings liés, ainsi que je me trouvais, girouette, le matin, pleine de bonnes résolutions, et dès midi, changer de cap, au bon gré des occasions, et de la simple vision d'une cigarette, entr'aperçue, sortant du paquet, c'était ce que j'étais devenue, lentement et sûrement. Et le regard amusé du diable, en la personne de ce collègue innocent, ENFIN, c'était comme un miroir que l'on aurait placé devant moi, pour me filmer dans toute ma veulerie !

 

Alors je dis à ce collègue – en contenant ma colère – contre lui et contre moi : « Non merci, je ne fumerai plus jamais ».

Et plus jamais jamais je ne fumais par la suite. Et plus jamais, d'ailleurs, je ne fus tentée. Car là j'avais pris conscience – enfin -  qu'effectivement, je ne pouvais inspirer qu'un amusement condescendant, en première priorité !

 

Il y a de cela un certain nombre de décennies. Je me mis à grossir de 13 kg. Puis je me mis à la diète, pour les perdre. Longtemps, je fus obligée de surveiller mon poids. Je fus mal dans ma peau. . En raison, tout bêtement, d'une faim qui me tenaillait, et à laquelle je résistais. Je devins très rigoriste avec les fumeurs, dont l'odeur me rendait totalement malade. Je détectais, en allant me promener, les maisons « où l'on fumait ». J'étais devenue hypersensible.

 

Il m'en reste encore une certaine sensibilité au niveau de la gorge et du rhinopharynx. Je ne pourrai jamais séjourner dans une pièce où l'on fume,  jamais fréquenter un  fumeur.

Ma faim s'est apaisée. Mais j'ai tout de même, je trouve, bon appétit. Simplement, je ne suis plus « en manque », et je n'éprouve pas le besoin de me priver. Je suis dans la bonne fourchette, question « indice de masse corporelle ». J'ai, depuis longtemps, heureusement, retrouvé mon équilibre perdu. Si ce récit peut inciter quelques uns, ou quelques unes, à  « essayer, eux aussi », alors, je n'aurai pas perdu mon temps !